Chapitre 2


ALLO JACKY BOBO


Les bonnes questions ? Je me les suis déjà posées, mais j’ai laissé mon
médecin traitant y répondre. Et, manifestement, les réponses n’étaient pas
les bonnes. Début 2016, j’avais constaté que j’avais souvent très soif,
surtout la nuit. Soif que j’étanchais avec force jus d’orange, ice-tea et autres
boissons riches en sucre. Il me revint alors que mon père avait vécu cela
avant que l’on ne diagnostique un diabète qu’il ne soigna jamais et qui
l’entraîna dans la tombe après un AVC.
Je m’en ouvre auprès de ma docteure qui confirme mes craintes avec une
analyse de sang qui révèle que mon taux de glycémie est de 3,58 pour un
maximum normal de 1. C’est du sérieux.
Une autre chose m’alerte également : j’ai beaucoup maigri. « C’est courant
avec le diabète » m’est-il répondu. Bon… Elle suggère également que le
décès de Jacqueline en juillet 2016 a certainement eu une influence sur
mon appétit. Soit…
Je subis aussi quelques douleurs difficiles à cerner. Elles se situent au
niveau du plexus solaire et il me semble ressentir parfois un certain
pincement au niveau de la poitrine.
Des examens cardiaques et artériels (Dopler, tests d’effort) ne révèlent
qu’un cœur et des artères en très bon état malgré mes deux paquets de
cigarettes quotidiens.
Le problème est que les mois passent, et alors que je prends mon médica-
ment anti-diabète corsé par une piqûre hebdomadaire à base d’insuline,
alors également que je suis extrêmement fatigué, d’analyse en analyse le
taux de glycémie ne descend que rarement en dessous de 3.
À tel point que lorsqu’au début du printemps je décide de refaire quelques
spectacles dans des villages de vacances, je crains de ne pas pouvoir
honorer mes contrats. Si bien que je n’en signe que pour huit représenta-
tions étalées entre juillet et août.
En ce matin du 23 août, je suis perplexe… et inquiet.
Je décide donc de passer un coup de fil à mon ami Jacky Farrat afin qu’il
me donne son avis sur la marche à suivre. Dois-je appeler le 15 alors qu’il
n’y a plus d’urgence et que je me sens bien ?
Jacky était un bon copain de lycée, surtout l’année durant laquelle j’ai été
interne. C’était un grand calme qui avait beaucoup de points communs avec
moi. D’abord, nous étions des enfants de campagnards et non des fils de
familles aisées comme il y en avait beaucoup dans ce lycée. Mon père était
viticulteur, son père était cantonnier. Une bonne partie de nos camarades
1étaient sapés comme des milords. La grande mode étant alors la chemise
Lacoste qui était bien au-dessus de nos moyens familiaux. Lui, avait choisi
de cacher la misère par le port d’une blouse grise bien fermée qui ne
laissait rien paraître de ses modestes vêtements. Personnellement j’avais
choisi une autre option : je portais de banales chemises blanches bon
marché agrémentées… d’une cravate également bon marché. Autant que je
me souvienne, j’étais le seul du lycée ainsi vêtu : cela faisait classe, mais
restait dans les moyens de mes parents. Un trompe-l’œil réussi…
On s’entendait bien. Il était élève travailleur, sérieux. J’étais dilettante et un
peu l’amuseur public. Et puis la vie nous a éloignés. Il est devenu médecin,
je suis devenu journaliste et saltimbanque. Comme il avait ouvert son
cabinet dans un village voisin du mien et que beaucoup de membres de ma
famille vivaient toujours dans le Blayais, nous avions régulièrement des
nouvelles l’un de l’autre. Mais de loin.
Lorsqu’en avril 2014, nous avons, mon épouse Jacqueline et moi, quitté
Bordeaux pour acheter une grande maison dans mon village natal, j’ai tout
de suite pris contact avec Jacky. J’étais en parfaite santé, mais Jacqueline
ne l’était pas : sa maladie neuro-dégénérative exigeait des soins constants.
Il est devenu son médecin traitant et nous avons resserré les liens disten-
dus par la vie, retrouvant une amitié joyeuse. Jacky est marié avec Danielle
qui n’est autre que la fille de Jean Bernaleau. Pour les gens du Blayais, ce
nom évoque beaucoup de choses : il était le responsable de l’agence du
quotidien Sud-Ouest à Blaye. Il n’était pas d’événement sans sa présence
truculente, sa bonne humeur et son sens de l’image. Mon père était le
correspondant du journal pour notre petite commune de Fours, si bien que
Jean Bernaleau était un peu de la famille. Quand j’étais môme, il m’a inspiré
l’envie d’être journaliste : je voulais « être Bernaleau » !
Retrouver sa fille après une carrière dans la presse bouclait la boucle…
Jacky est un humaniste passionné de photos. Excellent photographe lui-
même il s’est pris de passion pour l’œuvre de son beau-père et a publié un
magnifique ouvrage racontant le Blayais à travers l’œil si sensible de son
beau-père après avoir récupéré une bonne partie des dizaines de milliers
de photos qui avaient illustré les petits et grands faits du canton. Danielle
est artiste peintre. Une autre manière de représenter le monde…
Mais Jacky, c’est aussi un des derniers médecins de campagne, de ceux
qui sillonnent les routes défoncées par les roues de charrettes, puis des
tracteurs pour se rendre dans les fermes. Son empathie, son expérience du
monde rural ont fait de lui un grand médecin dont la bonne réputation lui
vaut un respect unanime dans la région.
Le problème est qu’il a pris sa retraite fin 2015 et que j’ai dû choisir un autre
médecin référent. Mais comme je n’étais jamais malade, cela ne me gênait
2pas puisque nous conservions nos relations amicales à travers des dîners
sympathiques rassemblant les amis de jeunesse. Je prenais aussi plaisir à
rassembler des amis chers qui ne se connaissaient pas forcément entre
eux. J’appelais cela « les dîners de bons ». De très beaux moments,
assurément.
— Je rassemble les outils qui ne sont pas encore rouillés et j’arrive, ironise
Jacky. Mais dix minutes plus tard, il est là et je lui raconte mes malheurs de
la veille. Je le sens perplexe. Il m’avoue que depuis quelques mois, il
s’inquiète de mon état physique et tout particulièrement de mon amaigris-
sement.
Quand on est médecin, c’est pour la vie et, même en retraite, un médecin a
parfaitement le doit de prescrire des médicaments ou des examens pour
des proches, à condition de ne pas faire payer la consultation.
Il a sa petite idée sur ce que je couve et prescrit une analyse de sang bien
ciblée. Le jour même, je me rends au laboratoire d’analyses médicales de
Blaye et le soir, le verdict m’arrive par courriel. Verdict ? Pas vraiment
puisque je suis bien incapable de décrypter les chiffres alignés. Je vois bien
que certains éléments sont soulignés et ne correspondent pas aux normes,
mais je suis bien incapable d’en comprendre le sens.
Je fais suivre le compte rendu à Jacky qui me confie avec beaucoup de
doigté que ses craintes sont confirmées et qu’il pense que j’ai un sérieux
problème au pancréas.
Une bombe ! Je connais la mauvaise réputation du cancer du pancréas :
trois à quatre mois d’espérance de vie !
Une bombe, certes, mais, curieusement, je ne suis pas effondré. Il se passe
en moi un peu ce que racontent ceux qui ont frôlé la mort : le film de ma vie
défile au fond de ma tête. Et cette vie, elle a été heureuse et, je crois, bien
remplie. D’autant plus heureuse que je fais partie de ces personnes qui
s’efforcent de ne garder en mémoire que les épisodes agréables et de
rejeter tout ce qui pourrait être considéré comme un mauvais souvenir.
Un autre élément efface en grande partie ce qui aurait pu être un épisode
de sidération. En effet, fumeur invétéré depuis mon plus jeune âge, j’ai
toujours été persuadé que tôt ou tard, la sanction tomberait avec un cancer
des poumons ou de la gorge. D’une certaine manière, j’étais donc prêt à
encaisser une mauvaise nouvelle. Sauf que le coup ne vient pas d’où je
l’attendais.
Un autre élément modère mes angoisses : dans les années 80 j’avais un
ami que je vénérais. Il s’appelait aussi Jacky et avait quelques années de
plus que moi. Il est décédé d’une crise cardiaque à l’âge de 43 ans. J’ai très
mal supporté ce deuil. Avec sa mort, une partie de moi s’était éteinte et je
m’étais alors dit que pour moi aussi, la vie se terminerait à 43 ans. J’ai eu
343 ans et j’ai survécu. J’en ai sincèrement été si étonné qu’à compter de cet
anniversaire, j’ai considéré que ce que je vivrais désormais serait « du
rab ». En d’autres termes, j’avais pleinement intégré l’idée de ma propre
mort qui ne me faisait pas peur, même si j’espérais bien qu’elle viendrait le
plus tard possible. C’est ainsi que j’ai appris à aimer encore plus la vie en
considérant que chaque nouveau jour vécu était un somptueux présent.
Enfin, alors que l’état de Jacqueline se dégradait, je lui avais promis de
vivre au moins un jour de plus qu’elle pour qu’elle ne finisse pas dans un
mouroir comme l’avait fait sa mère. Mission accomplie, mon engagement
avait été respecté.
Cela m’a appris à sélectionner mes émotions, à tout faire pour ensoleiller
ma vie quotidienne et minorer tout ce qui pouvait être négatif. Comme
devant un délicieux plat de poisson, je m’efforçais de laisser au bord de
l’assiette toutes les arêtes pour me délecter de la chair.
Si bien qu’en me penchant sur le bilan de cette vie que je vais perdre dans
les prochaines semaines ou au mieux dans les prochains mois, je constate
que j’ai eu énormément de chance et traversé mon existence comme on
s’amuse dans un jeu de société. En regardant de plus près cette existence
qui avait filé si vite, je ne peux que constater que ma vie, ou plutôt mes vies
professionnelles avaient consisté à être payé pour m’amuser.
En fin de compte, je réalise que face à cette mort inéluctable qui va me
cueillir, il n’y a que quatre réactions possibles. La première, tentante, est de
se jeter à corps perdu dans le court temps qui reste. Oublier le raisonnable,
s’enivrer de tous les plaisirs possibles pour ne pas penser. C’est effective-
ment une solution, mais aussi une inévitable dégradation qui ferait souffrir
ceux qui m’aiment et probablement précipiter les événements.
La seconde solution est le repli mystique : se préparer à rencontrer Dieu, se
réfugier dans la prière en espérant acheter ainsi un miracle en s’inventant
une éternité radieuse. Perspective alléchante. Sauf que même si j’ai été
enfant de chœur dans mon enfance, même si dans ma proche famille il y a
des chrétiens exemplaires, moi, je suis athée. Me convertir reviendrait
finalement à mettre un bouclier trop virtuel face à mes douleurs.
La troisième pourrait être l’indifférence absolue ou plutôt le déni, la vacuité
que cherchent les adorateurs du Bouddha, un stoïcisme peut-être efficace,
mais tellement triste après une vie de joie.
J’opte finalement pour la quatrième qui me semble couler de source, non
sans emprunter quelques éléments aux trois autres.
Je vais bientôt mourir ? C’est quoi la mort ? Le retour au non-être, au non-
état qu’était le mien avant ma naissance. Or, ai-je été malheureux avant de
naître ? Non, parce que je n’existais pas. Après ma mort, je n’existerai plus.
C’est aussi simple que cela. Du coup, la mort n’est un drame que pour ceux
4qui nous sont attachés. Le jeu consistera donc à échanger avec eux un peu
plus d’amour.
Je me retrouve comme le peintre qui saurait que la toile qu’il vient de
peindre va bientôt s’auto-effacer. Il la contemple et essaye accessoirement
de faire partager l’émotion qu’elle dégage avec le plus grand nombre. Et
cette toile, elle est riche de tous les bonheurs accumulés au cours de ma vie
insouciante. C’est ainsi que je décide de me recentrer non pas sur un avenir
impossible, mais sur mon vécu. Si je meurs bientôt, la vie me quittera, mais
nul ne peut m’enlever tout ce que j’ai vécu et qui m’a donné tant de plaisirs.
Notre mémoire est un film qui a tout enregistré et il est facile de revoir à
volonté les séquences les plus heureuses. Il est même facile d’en occulter
les passages les plus médiocres. Du coup, s’il n’y a plus de futur, le passé
ne demande qu’à nous régaler à la demande. L’imagerie médicale nous a
appris que le simple fait d’imaginer que l’on remue le petit doigt active les
mêmes neurones qui le font bouger réellement alors qu’on reste immobile.
Imaginer, dans le sens de transformer les souvenirs en images, provoque
donc les mêmes réactions que la réalité, les mêmes poussées d’adrénaline
ou d’endorphines. En fermant les yeux (ou pas), chacun peut revivre à
volonté le meilleur de sa vie avec même un avantage sur la vraie vie : il est
aisé d’occulter les plus mauvais passages.
Et c’est ainsi qu’il ne m’aura fallu que quelques heures pour aborder avec
sérénité la perspective de ma disparition.
FLASHBACK :
Une naissance explosive
Été 1946. La Seconde Guerre mondiale est terminée depuis un peu plus
d’un an. La France se réveille et se prépare aux fameuses « trente
glorieuses ». Les paysans doivent mettre les bouchées doubles pour nourrir
ce pays ruiné qui ne demande qu’à revivre sans devoir se priver au profit de
l’occupant. Depuis longtemps, la vigne est la principale culture pratiquée
dans le Blayais. Mais pas la seule. En effet, il n’y a pas de supermarchés,
les transports sont balbutiants et les agriculteurs vivent en autarcie. Autour
des maisons, et même au milieu des « règes » (les rangs de vigne), on
cultive toutes sortes de légumes et même de fruits tant pour nourrir les
humains que le bétail. Pour labourer vignes et champs, les tracteurs ne sont
pas encore là et ce sont les chevaux, mules et encore exceptionnellement
les bœufs qui assurent la traction des charrues, des charrettes pour les
transports et courts déplacements, bien que ces derniers aient été progres-
sivement supplantés par la bicyclette depuis le début du siècle. Et qui dit
bétail dit foin, céréales et paille. L’agriculteur doit donc produire non
5seulement pour nourrir sa famille, mais aussi pour nourrir les animaux.
D’autant qu’en dehors des animaux voués à la force motrice, la ferme, est
une vraie arche de Noé pour fournir la viande : volailles en tous genres,
porcs, moutons, chèvres, vaches. Et tout ce petit monde mange. Le vin,
c’est pour boire, mais il faut aussi manger. On cultive de tout autour de la
ferme: les légumes les plus variés qui se succèdent au fil des saisons et
que l’on mange frais ou que l’on conserve comme on peut. La pomme de
terre est la reine car elle se conserve relativement bien dans un local
obscur et frais. Les légumes secs sont aussi très prisés : pois, fèves et
haricots par exemple.
Dans ce contexte, le blé se taille la part du lion : il sert à faire le pain, base
de l’alimentation, mais aussi à nourrir les volailles, partageant cependant ce
rôle avec l’avoine, l’orge ou le maïs.
Auparavant, le blé (et autres céréales) étaient fauchés à la main avec une
faux (la « daille » en pays gabaye), puis ratissé pour en faire des gerbes.
Ensuite, chargé sur des charrettes, il était acheminé jusqu’à la ferme où il
était battu tout aussi manuellement qu’il avait été coupé. Là, les gerbes
étaient étalées sur une grande bâche et fouettées à l’aide d’un fléau. Un
ustensile semblable au nunchaku en beaucoup plus grand fait de deux
barres de bois d’environ deux mètres reliées par une courte chaîne.
L’agriculteur frappait ainsi les gerbes dont les grains de blé se séparaient,
d’où le terme « battre le grain ». Un travail épuisant et laborieux. Il restait
alors à « venter » le blé. Opération qui consistait à se placer perpendiculai-
rement au vent et à faire tomber le mélange de paille, de poussière et de
blé à l’aide d’un seau ou autre accessoire. Le vent emportait les matières
inutiles plus légères et le blé, plus lourd, tombait sur la bâche. La suite
consistait à apporter le blé récolté au minotier qui en faisait de la farine.
Jadis, il y avait des moulins dans tous les villages, qu’ils soient à vent ou à
eau. Jusqu’au début du vingtième siècle, la plupart des fermes possédaient
leur four à pain. Puis les boulangeries se sont développées dans les
campagnes. Les fours se sont éteints et, au fil du temps, les moulins sont
tombés en désuétude. Avec les boulangers, un troc s’est organisé : le
paysan fournissait des sacs de blé au boulanger qui, en contrepartie, leur
fournissait gratuitement le pain selon un barème bien précis. Contre X
quintaux de blé, l’agriculteur avait droit à Y kilos de pain. Chacun avait son
petit carnet sur lequel le boulanger comptabilisait les miches livrées.
Et puis le progrès est arrivé. Sont d’abord apparues les faucheuses
mécaniques tirées par des chevaux qui épargnaient la lourde besogne de la
moisson à la faux. Puis les râteaux mécaniques, eux aussi tractés par un
cheval, ont supprimé le ratissage manuel. Enfin, sont apparues les
6révolutionnaires machines à battre qui libéraient l’agriculteur de
l’interminable travail au fléau.
La machine à battre a dû don succès au tracteur qui a commencé à se
démocratiser au début du siècle. Une poulie entraînait une série de
courroies qui elles-mêmes entraînaient un enchaînement de poulies qui
permettaient, au bout la chaîne de voir couler le blé bien propre dans des
sacs en toile de jute.
La machine à battre était composée de deux parties : la première dans
laquelle des hommes déversaient par le haut les gerbes. Des griffes
agitaient les épis effectuant ainsi mais infiniment plus vite le travail du fléau.
Ensuite, par une ventilation artificielle, le grain était séparé de la paille et
dans la seconde partie de la machine sortaient d’un côté le blé, de l’autre la
paille automatiquement mise en « bottes ».
Il est facile d’imaginer que le battage mécanique, s’il était extrêmement
rapide, demandait énormément de main-d’œuvre : des hommes et des
charrettes pour amener les gerbes, des hommes pour transférer ces gerbes
au sommet de la machine, des hommes en haut de la machine pour
recueillir ces gerbes et les déverser au cœur de l’appareillage et enfin des
hommes pour récupérer paille et céréales. Il faut noter que les hommes
juchés sur la plate-forme où ils recueillent les gerbes sont en position
dangereuse : une perte d’équilibre et ils tombent dans les griffes de la
machine. Il y a régulièrement des accidents graves voire mortels. D’autant
que la poussière dégagée donne soif…
Le tracteur et surtout les différentes parties de la machine à battre sont
extrêmement encombrants et coûtent une fortune. Il va de soi que les
paysans de notre contrée n’ont pas les moyens de s’offrir une machine pour
quelques quintaux de grains. Ce sont donc des entrepreneurs qui investis-
sent dans ces formidables appareillages et les louent à la journée, les
acheminant en d’impressionnants convois jusqu’à une ferme du village. Il
ne serait pas rentable de faire déplacer tout l’équipement d’exploitation en
exploitation pour un temps très court de fonctionnement puisque le
traitement des céréales est très rapide. Les paysans se mettent donc
chaque année d’accord pour installer la machine chez l’un d’entre eux et
chacun y amène ses charrettes de moisson et repart avec les sacs de
grains et les bottes de pailles utiles à la litière du bétail.
Ainsi, tout est centralisé et chacun joue le rôle qui lui était assigné pour
battre le blé, l’orge ou l’avoine. Traiter la totalité des récoltes du village
demande environ une journée.
Le soir venu, tout le monde se retrouve autour d’une grande table sous un
hangar ou dans une grange pour fêter cette récolte. Pendant que les
hommes battaient le grain, les femmes avaient fait la cuisine avec volailles
7et pièces de cochon apportées par chacun dès le matin. Chacun avait
également apporté pineau maison, vins rouges et blancs et eau-de-vie elle
aussi maison. Cette sorte de « gerbaude » est copieuse et bien arrosée.
Chacun y va de ses blagues, de ses chansons et de plaisanteries souvent
très grasses.
C’est dans ce contexte qu’en ce soir d’été 1946 s’est joué un morceau
cocasse de mon enfance.
Mon père avait deux sœurs, Marie l’aînée et Germaine la petite dernière. À
son mariage, Marie avait émigré à Générac, un village situé à une petite
douzaine de kilomètres. Pour cette époque sans voiture, c’est le bout du
monde. Par contre, Germaine et son mari Etienne habitent à quelques
centaines de mètres de chez nous (je reviendrai sur les liens étroits que j’ai
entretenus avec mon oncle et ma tante). Si Marie avait eu un fils unique,
Germaine et Étienne avaient eu deux filles, mes parents aussi. Mon père
Maurice et son beau-frère rêvaient d’un garçon dans la famille géographi-
quement proche. Et justement, en ce mois d’août 46, mes parents viennent
de constater avec joie que ma mère est enceinte d’une ou d’un petit
retardataire alors que mes sœurs ont alors 13 et 6 ans.
Aussi, à la fin du repas bien arrosé, mon père Maurice annonce la bonne
nouvelle à cette grande partie du village réunie autour de ces agapes. Il est
évidemment très applaudi et, devant ce succès, les deux compères – mon
père et mon oncle Étienne – renchérissent :
— Et si c’est un garçon, on fera comme chez les rois, on tirera un coup de
canon ! Il faut savoir qu’à l’époque, on ne connaît pas l’échographie.
Je n’ai jamais pu savoir qui de mon oncle ou de mon père a fait cette
promesse arrosée. Par contre, faisant mentir la mauvaise réputation des
serments d’ivrognes, le 26 mars 1947 au petit matin explose dans le ciel de
Fours une fusée paragrêle.
Comme ils n’ont pas de canon (sinon de rouge pour les grandes occa-
sions), les deux beaux-frères ont trouvé le moyen de faire du bruit. Les
fusées « paragrêle » servaient à protéger le vignoble contre les orages de
grêle. S’élevant très haut dans le ciel, elles répandaient de l’iodure d’argent
sensé condenser les gouttelettes d’eau des nuages avant qu’elles ne se
transforment en grêlons pour en faire de simples gouttes de pluie. Ces
grosses fusées explosaient très haut dans le ciel et l’explosion était très
bruyante.
C’est ainsi qu’en ce matin du 26 mars 1947, dans un ciel parfaitement
dégagé la déflagration précédée d’une longue traînée noirâtre fait savoir non
seulement à notre village de Fours, mais aussi aux villages voisins qu’un
petit Marchais était né. Ce qui m’a valu durant ma plus tendre enfance le
surnom de « Marchais la bombe ». Une entrée en fanfare dans la vie…
8